La minute antique du médiateur
S’il est vrai que les Grecs nous racontent notre époque, eux qui savaient si bien intégrer les concepts philosophiques dans vie de la cité – ὴ πολὶτική (la politique) – devraient pouvoir nous expliquer, par leurs grands auteurs, quelle était la mission de leur médiateur.
L’humilité étant le propre du médiateur, il est naturel que peu de ces faiseurs de paix grecs soient passés à la postérité.
Mais nous avons la certitude que le concept de médiation était connu des Grecs parce qu’il transparaît dans les symboles attribués à certains de leurs dieux, tels Athéna, déesse de la justice et de la sagesse, ou Hermès, dieu de la communication et du dialogue, et dans les principes qui fondent la démocratie athénienne.
Plus concrètement, Solon (env.640-561 A.C.), homme d’Etat et poète, l’un des sept sages d’Athènes auquel est attribué la fondation de la démocratie, est parvenu à faire retrouver la raison aux Aristocrates (Eupatrides : les bien nés) et au peuple d’Athènes, évitant ainsi une guerre civile.
Enfin Platon (env.428-348 A.C.) décrivait en ces termes, dans Les Lois, Livre VI, 767, l’alternative au procès qu’offrait le médiateur : « Il faut que ceux qui ont des griefs les uns contre les autres commencent à trouver leurs voisins, leurs amis, aussi bien ceux qui sont au courant des actes sur lesquels porte la contestation : qu’ils aillent vers les tribunaux dans le cas seulement où d’aventure on n’aura pas reçu de ces gens-là une solution qui règle convenablement le différend »
En cherchant autour des racines μεσ (mès) et μεδ (mèd) dans le bon vieux dictionnaire de grec BAILLY qui a bercé notre scolarité studieuse, on trouve la dénomination du médiateur grec, mais aussi ses « outils » et le sens de sa mission.
I.- En grec ancien, le nom « médiateur » est traduit par le mot composé μεσ-έγγυος (mès-egguos).
Il est cité chez Aristophane par le grammairien Pollux de Naucratis (vers 180 après J.C.) Apparemment, les Grecs ne distinguaient pas le médiateur et le conciliateur qui ne semble pas avoir de dénomination propre.
Par contre le juge δὶκαστής (dikastès) qui rend la justice (de δὶκή (diké) la justice/vengeance) est distinct de l’arbitre μεσ-δὶκαστής (mès-(milieu) dikastès) qui rend la justice au milieu, en équité.
Littéralement, le μεσ-έγγυος (mès-egguos) c’est « l’intermédiaire pour le dépôt d’un gage, le médiateur ».
- Le préfixe μεσ (mès) signifie, au sens propre « situé au milieu » (exemple, la Mésopotamie située entre deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate), et au sens figuré « impartial, neutre, indifférent »
- Le nom έγγυος (egguos) correspond au « garant, répondant, assuré », celui en qui on peut avoir confiance. Il est dérivé de la préposition/adverbe ἐγγὑς (eggus) qui signifie « proche, auprès, ressemblant ».
A travers la richesse du grec ancien, on retrouve les principes fondamentaux de la médiation du XXIème siècle.
- Dans le préfixe : l’entremise du médiateur, sa position « au milieu » du conflit et entre les participants, son impartialité avec le risque d’une neutralité qui le rendrait indifférent.
- Dans le substantif : garant du processus symbolique de dépôt de gage, qui a du répondant et est assuré, et qui, bien que neutre, est « proche » (empathique) au point d’être ressemblant (effet miroir).
L’oscillation permanente du médiateur entre distanciation et proximité est déjà évidente.
Laissons à nos contemporains la découverte de l’empathie cognitive et émotionnelle3, ainsi que la pratique de la « décentration » chère au Père Dominique Pire4, Prix Nobel de la Paix 1958, les neurosciences nous en réservent bien d’autres.
II.- Les outils du médiateur grec : l’impartialité, la neutralité, la maïeutique et le ressenti
L’impartialité
L’adjectif ἀμερής (amérès) signifie au sens propre « indivisible », et au sens figuré « impartial ». L’indivisibilité se retrouve dans mot français impartial : qui ne prend pas parti, c’est-à-dire qui ne se partage pas entre les parties.
La neutralité
Grammaticalement les Grecs identifiaient trois genres, le masculin, le féminin et le neutre. Le neutre dans ce sens concret se traduit par οὐδέτερος (oudeteros), littéralement « ni l’un ni l’autre » (oud : ni, eteros : l’un ou l’autre).
Au sens figuré, la neutralité se traduit par l’adjectif μεσος (mesos) qui signifie « neutre », mais aussi « situé au milieu », comme nous l’avons vu précédemment dans le mot médiateur μεσ-έγγυος (mès-egguos), qui doit se situer à équidistance des personnes. Mais pour que cette distance soit compatible avec l’indispensable proximité ἐγγὑς (eggus) - proche, auprès - du médiateur έγγυος celui-ci doit utiliser la technique de la maïeutique.
La maïeutique
Fils d’une sage-femme μαιεὑτρία (maieutria), Socrate qui prétendait ne savoir qu’une chose c’est qu’il ne savait rien, enseignait la philosophie non comme un savoir mais comme une recherche.
Il se présentait comme un « accoucheur des esprits », propos rapportés par Platon dans le Banquet et dans le Théétète.
Sa méthode d’enseignement μαιεὑτὶκός (maïeutikos) consistait, par le biais de questionnements, à « délivrer » l’esprit de ses disciples de leurs propres connaissances ou « vérité ».
Ce que pratique le médiateur du XXIème siècle, par ses questions ouvertes dans le cadre de l’analyse systémique, à l’aide de métaphores, et d’humour aux lieu et place de l’ironie provocatrice de Socrate.
Le ressenti
En grec ancien, le verbe πασχω (pascho) signifie « j’éprouve », par opposition au verbe ποιέω (poieo) : « je fabrique, je crée » d’où le poème ποίεμα (poiema) -. Le substantif « pathos » qui signifie « ce qu’on éprouve en bien ou en mal » est un dérivé du verbe πασχω (pascho) : « j’éprouve ».
Le mot « empathie » εν-παθος (en-pathos) qui signifie « ce que l’on éprouve en soi », est un néologisme, mais nul doute que le médiateur grec pratiquant la maïeutique socratique parvenait à connaître la « carte du monde » (valeurs, croyances, principes, préjugés) de ses interlocuteurs et à « se mettre à la place de l’autre ».
Protégé par sa neutralité μεσος (mesos) le médiateur grec μεσ-έγγυος (mès-egguos) devait distinguer l’empathie de la sympathie συν-παθος (sun-pathos) « ce que l’on éprouve avec ».
La dérive latine du mot grec « pathos » et son utilisation dans des néologismes français pour exprimer la maladie, la souffrance, (pathologie), pourraient laisser croire qu’être empathique serait une maladie…
En fait, il s’agit d’une confusion avec le mot « passion », qui ne vient pas de « pathos » mais du verbe πονέω (poneo), « je souffre, j’ai du mal, de la peine » - d’où la compassion, souffrir avec : συν-πονὶα (sun-ponia) en grec moderne.
III.- Quel sens donner à la mission du médiateur du XXIème siècle ?
Le retour aux sources de la médiation renforce la conception humaniste de sa pratique, telle qu’elle est définie et explicitée par Jacqueline Morineau, avec sa dimension ontologique : en découvrant l’autre on se découvre soi-même, selon la démarche socratique.
L’analyse de la racine du mot « médiateur » qui est plus proche de μεδ (mèd), que de μεσ (mès) met en évidence la conception humaniste grecque de la mission du médiateur.
- Le verbe μεδέω (médeo) signifie « je prends soin de, je protège ».
On retrouve cette même racine μεδ en français pour désigner des soignants ou des soins (médecin, médicament, remède…).
Le médiateur grec se distingue du thérapeute θεράπων (thérapon) « serviteur dévoué qui donne des soins médicaux ».
A notre époque, il est reconnu que la démarche bienveillante du médiateur peut avoir des effets pédagogiques, restauratifs ou curatifs, quand bien même certains jouent sur les mots et prétendent « Médier n’est pas Remédier », en oubliant qu’il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat.
Le mouvement philosophique du « care » ou soin en anglais s’apparente à cette démarche humaniste : « Avec la crise sanitaire, les appels à la mise en place d'une société du "care", de "l'attention à l'autre", recentrée sur l'empathie, se multiplient ».
- Un autre verbe traduit la connaissance des potentialités et limites du médiateur : Le verbe μέδω (médo) qui signifie « je mesure, je règle, je contiens dans la juste mesure » mais aussi « je prends soin de, je protège, je règne sur ».
Le médiateur fixe le cadre du processus et son règlement, il contient les expressions dans une juste mesure.
Mais, tout en prenant soin et en protégeant l’autre, il doit percevoir le risque de prendre le pouvoir sur lui, tel un chef ou un roi μέδων (médon), dérive qui effleurait déjà le médiateur s’il n’avait pas atteint un degré de développement personnel suffisant…
Aussi, revenons vers Socrate (env.470-399 A.C.), premier « coach » en développement personnel avec son injonction morale : γνωτί σεαυτόν (gnauti séauton) « connais-toi toi-même ! ».
Très méthodique, Socrate étudiait aussi la complexité de la relation à l’autre dans sa sphère privée. Ainsi dans un passage de son Banquet, qui a définitivement marqué la mémoire des bacheliers, Xénophon rapporte, à plusieurs reprises et de façon saisissante, comment Socrate décrivait le caractère acariâtre de son épouse Xanthippe :
« Si c’est ce que tu penses, Socrate, disait Antisthène, comment arrives-tu à vivre avec une femme qui, je le pense vraiment, est la plus insupportable de toutes celles qui ont vécu, qui vivent et qui vivront. – La raison, répondait Socrate, c’est que ceux qui veulent devenir de bons cavaliers ne se procurent pas les chevaux les plus doux et les plus maniables, mais au contraire des bêtes sauvages et fougueuses car ils se disent que, s'ils ont été capables de tenir ceux-là en bride, il leur sera facile de venir à bout de tous les autres. C’est exactement ce que j’ai fait puisque ce qui m’importe le plus c’est l’art de vivre avec les hommes : c’est cette femme que j’ai prise, certain que, si je pouvais la supporter, je m’entendrais facilement avec tout le monde. »
Pour le philosophe grec, à l’instar de l’équilibre instable de l’univers qui repose sur des forces opposées, l’équilibre instable des relations humaines repose sur le conflit, postulat qui fonde encore notre pratique.
Mais quelle belle médiation familiale aurions-nous pu proposer à Socrate et à Xanthippe !
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