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Vie quotidienne

Le Chemin de la Mâture : une épopée VERTIGINEUSE

© FP

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En Vallée d’Aspe, entre Etsaut et Urdos, s’élève le fier « Chemin de la Mâture » taillé par des hommes d’un autre siècle et dans une falaise abrupte surplombant de profondes gorges.

Balisé aux couleurs du GR® 10 et dominant les gorges, ou ravin, de Sescoué, le « Chemin de la Mâture » est un véritable terrain de jeu pour les férus d’escalade, ainsi qu’une randonnée plébiscitée, comme l’attestent les roches polies par le passage de milliers de chaussures. Ce chemin, tel que nous le connaissons, fut construit au 18e siècle afin d’exploiter la Forêt du Pacq pour les besoins de la Marine française. Dans son ouvrage de 1776 « Mémoire sur les travaux qui ont rapport à l’exploitation de la mâture dans les Pyrénées », Paul- Marie Leroy, ingénieur des ports et arsenaux à la Marine, relate cette entreprise périlleuse aux mille dangers aboutissant à « un des chemins les plus beaux du Royaume, tracé sur le marbre, dans des gorges de montagnes jusqu’alors inaccessibles ».

La Mâture : les raisons d’un tel chemin

En 1660, Louis XIV veut asseoir la puissance maritime française et ne plus dépendre des ressources forestières provenant des Royaumes du nord de l’Europe, un approvisionnement si incertain en raison des nombreuses guerres avec ces pays. Les forêts des Pyrénées, riches en résineux, sont idéales pour se procurer « la mâture » : terme désignant le bois utilisé pour la confection des mâts et plus globalement pour la construction des navires. Si différents lieux d’exploitation s’ouvrent le long de la chaîne, la Vallée d’Aspe est privilégiée en raison de conditions favorables : transport du bois par voie fluviale facilité grâce aux gaves, port de réception et de réexpédition de Bayonne à proximité. L’exploitation commence à Lhers dès 1677 et durera jusqu’en 1720. Pendant 30 ans, l’exploitation en terre aspoise est interrompue avant de reprendre de manière accrue sous le règne de Louis XV. En 1761, l’ingénieur Gleizes entreprend de nouvelles exploitations en Vallées d’Aspe et d’Ossau, dans la Forêt d’Issaux et du Benou. Un réseau de chemins est tracé pour acheminer « les pièces » de sapins et de pins débités : les chemins de la mâture. Concernant l’emblématique « Chemin de la Mâture » sur les hauteurs d’Etsaut, c’est à Paul-Marie Leroy que nous le devons. Prenant le relais en 1766 de Gleizes, il se tourne vers la Forêt du Pacq pour renforcer la production. Or, l’exploitation de cette forêt nécessite de traverser les bien nommées « Gorges d’enfer », ou ravin de Sescoué, barrées par une falaise abrupte. Qu’à cela ne tienne, de 1771 à 1773, Leroy construit ce nouveau chemin de la mâture « à travers des ravines, des précipices sans nombre, et sur des rochers presque à pic ».

Une brèche dans la falaise : un chantier périlleux

Si le « Chemin de la Mâture » reste célèbre, c’est sûrement pour son impressionnant tronçon de 900 m de long, 4 m de large et 4 m de haut qui perce la falaise en son milieu, 200 m au-dessus du torrent grondant en contrebas.Leroy qualifie d’effrayant cette partie du chemin avec « d’un côté un abîme très profond, de l’autre un rocher aplomb dont on n’aperçoit pas toujours le sommet » et nécessitant d’employer pour sa réalisation que des ouvriers familiarisés à cet environnement dantesque. Ces hommes, guidés par des ingénieurs postés sur le versant opposé des gorges, sont suspendus à des cordes pour aller percer des trous dans la falaise à coup de barres à mine et à l’aide de fleurets (tige en acier). Ce travail périlleux nécessite de fines observations des rochers afin de bien placer les mines : plus l’opération avance, plus les risques pour les ouvriers s’accroissent. Leroy relate les efforts et le courage que ces hommes ont dû mobiliser pour venir à bout de la roche, le pouvoir explosif de la poudre étant d’une grande aide dans leur labeur et sans laquelle « il eût été impossible de pratiquer dans les Pyrénées, les chemins nécessaires pour l’extraction de la mâture ». Toutefois, afin d’aménager un parcours le plus praticable possible pour la descente du bois, ils doivent sculpter la falaise pour créer cette brèche en pente modérée. Par endroits, les bords du chemin sont soutenus par des arbres boulonnés dans la roche, d’autres parties sont élargies avec des murs à pierres sèches. Leroy loue la détermination de ces ouvriers travaillant sur des échafauds soutenus par des échelles posées en bord de précipice, et dont les nuits se passent dans des abris de fortune dans ce goulet creusé de leurs mains. Le chantier fini, l’exploitation de la Forêt du Pacq débute en 1774.

Des hommes, des boeufs et des radeaux

Bien avant que nos semelles crantées empruntent ce spectaculaire chemin, il a été arpenté par des attelages de boeufs s’échinant des heures durant, sous la vigilance des bouviers, à acheminer jusqu’au gave les grands troncs de la Forêt du Pacq. En effet, de robustes bûcherons, confrontés à la rudesse de cette vie dans les bois avec le strict nécessaire, abattent et coupent les pins et les sapins. Ils les chargent ensuite sur des chariots tirés par une paire de boeufs. La descente est pénible, nécessitant une attention continue sur les bovins, tout en jaugeant les ornières et pierres fatales qui jonchent le chemin. « La moindre négligence, surtout aux endroits rapides, peut tout faire précipiter dans des abîmes, arbres, boeufs et conducteur », relate Leroy dans son écrit. Difficile d’imaginer les manoeuvres nécessaires et les mille précautions prises pour transporter jusqu’à bon port les troncs, dont certains atteignent les 30 mètres de long et pèsent 9 tonnes.

Si Leroy n’évoque pas le nombre d’hommes ayant péri dans cette aventure, il insiste sur les innombrables dangers semant leur parcours jusqu’à Athas, à une quinzaine de kilomètres, où sont reliés les arbres en radeaux sur les rives du Gave d’Aspe. De-là, des radeleurs les convoient jusqu’à Bayonne, en se relayant à Navarrenx et Peyrehorade. Du Port de Bayonne, les mâts confectionnés sont enfin expédiés vers les arsenaux de Brest, Rochefort et Toulon. Dès 1780, plus aucun des arbres de la Forêt du Pacq ne connaîtra ce long parcours, l’exploitation se tarit. En 1783, elle cesse complètement dans l’ensemble de la Vallée d’Aspe en raison d’un épuisement des ressources. La forêt en fut profondément modifiée et mit du temps à repousser. Ainsi prit fin l’incroyable épopée du « Chemin de la Mâture ».